Le Christ, par André Gounelle : « Quand Dieu se fraie un passage dans l’humain”

André Gounelle (1933–2025) fait partie de ces rares théologiens capables de parler du Christ avec une clarté qui traverse les couches de discours religieux pour atteindre le cœur de l’expérience spirituelle. Professeur de théologie systématique à Montpellier, spécialiste de Paul Tillich et de la pensée protestante libérale, il n’a jamais envisagé la foi comme un héritage à répéter, mais comme un événement vivant à comprendre.

Dans sa manière de penser, la théologie n’est pas une mécanique abstraite : elle naît de l’écoute intérieure. Gounelle part toujours d’un point simple et décisif : Dieu se donne d’abord comme une présence intime, profonde, discrète, mais réelle, qui parle avant même que l’on sache répondre. Cette présence l’a conduit toute sa vie à chercher une parole juste sur le Christ — non pour enfermer le mystère dans des formules, mais pour discerner comment Dieu agit dans l’humain.

Dans son livre Parler du Christ, il n’expose pas une théorie, il témoigne de ce qu’il voit se jouer au plus profond : le Christ n’est ni une essence divine figée ni un héros religieux, mais l’irruption de Dieu dans l’existence humaine, un passage, un souffle, un surgissement. Il est ce lieu où l’humanité se découvre capable de plus de vérité, plus de justice, plus de lumière qu’elle ne l’imaginait.

 

Une présence qui précède toute définition

Avant toute élaboration, Gounelle affirme une évidence silencieuse : Dieu se fait sentir avant de se faire comprendre. Une présence intérieure reconnaissable, non par des miracles, mais par une manière d’habiter la conscience : accompagner, provoquer, relever, mobiliser. Rien de spectaculaire, rien d’autoritaire — mais une présence qui oriente la vie.
Cette présence n’efface pas le doute, elle donne au contraire le désir de comprendre, de penser, de clarifier ce qui se passe en soi. C’est une foi qui cherche l’intelligence, et une intelligence qui jaillit de l’expérience.

C’est dans ce terrain intérieur que le Christ commence à se dire.

 

Le Logos : Dieu en mouvement dans le monde

Dans la tradition biblique, le Logos désigne Dieu en action, Dieu qui se manifeste, Dieu qui se fait percevoir.

Il ne s’agit pas d’une idée abstraite, mais d’un mouvement : Dieu qui parle dans la conscience humaine, Dieu qui pousse à la vérité, Dieu qui réveille, Dieu qui éveille. Le Logos cherche toujours un chemin dans la vie humaine ; il provoque, inspire, éclaire.

Lorsque quelqu’un se met debout pour dire ce qui est juste, lorsqu’un acte de courage vient rompre un cycle d’injustice, lorsque la compassion devient source de création, quelque chose du Logos est à l’œuvre.

C’est dans cette dynamique vivante que le Christ apparaît comme un être accordé à la volonté divine.

 

Le Christ : un être humain traversé par Dieu

Le mot Christ n’est pas un nom, mais une fonction, un titre. Il ne désigne pas une nature divine enfermée dans un individu, mais un humain dans lequel Dieu agit de manière décisive.
Le Christ est l’être humain dans lequel la présence divine devient visible : un être qui laisse Dieu passer, qui ne retient pas la lumière, qui s’ouvre à ce qui le dépasse et s’y abandonne.

Dans ce sens, sont « christiques » tous ceux qui, par leur vie, leur parole ou leur combat, réorientent l’humanité vers plus d’humanité. Moïse, les prophètes, certaines grandes figures spirituelles ou sociales, et même certains événements historiques peuvent jouer ce rôle : non parce qu’ils seraient divins en eux-mêmes, mais parce que Dieu y trouve un passage.

Ce n’est donc pas l’homme qui se fait Christ : c’est Dieu qui fait du Christ ce qu’il est.

 

Un mouvement tourné vers l’avenir

Dans beaucoup de traditions religieuses, le Christ est décrit comme celui qui répare un passé défaillant, qui efface les fautes, qui paie les dettes. Gounelle rejette cette vision réparatrice et tournées vers hier : elle réduit le mystère à une simple compensation.

Dans sa compréhension, le Christ n’est pas le médecin du passé : il est l’aube de l’avenir.
Il ouvre un espace nouveau, il inaugure une humanité nouvelle, il met en mouvement ce que Dieu veut engendrer dans le monde.

Le Christ ne vient pas refermer l’histoire : il en ouvre la suite.

 

Jésus : l’accomplissement humain

Jésus de Nazareth occupe dans cette vision une place unique, non parce qu’il serait un être surnaturel, mais parce que Dieu agit en lui avec une telle intensité que son existence devient la manifestation la plus claire de ce que l’humanité peut être.

Jésus est le Christ par excellence, non pour des raisons biologiques ou métaphysiques, mais parce que sa manière d’être révèle la volonté de Dieu sans la trahir. En lui, l’humanité apparaît dans sa vérité la plus pure : libre, aimante, juste, transparente. Il n’est pas un modèle inaccessible, mais une ouverture, une invitation, un appel à devenir ce que Dieu voit déjà en chacun.

Il montre ce que devient un être humain lorsqu’il se laisse façonner par la lumière.

 

Une réalité en renouvellement continu

La manière de parler du Christ change selon les époques, les cultures, les blessures et les espérances humaines. Ce n’est pas une dérive, mais la marque même d’une réalité vivante : ce qui touche l’humain doit être dit dans le langage de chaque génération.
Ce qui demeure, cependant, ce sont les traits essentiels : le Christ comme médiation, comme transformation, comme passage, comme naissance intérieure.

Dire « Christ », c’est dire comment Dieu cherche à s’incarner dans la vie humaine.

Conclusion : Le Christ, une naissance intérieure

Le Christ n’est pas une idée figée ni un souvenir religieux.
Il est une percée, une brèche, une visitation.
Il est le moment où Dieu se fraie un passage dans l’humain, où quelque chose se retourne en profondeur, où une vie prend un autre sens.

Parler du Christ, c’est reconnaître cette naissance possible en chaque être.
C’est dire que Dieu n’a jamais cessé de chercher un chemin.
C’est affirmer que l’avenir reste ouvert, que quelque chose peut encore naître, grandir, s’accomplir.

Et la question qui demeure, silencieuse et brûlante, traverse toutes les autres :

Quel Christ est en train de naître en toi, et quel être es-tu appelé à devenir ?